Cette année je vais courir Millau. 100 km. J’ai déjà fait. Plus. Plus ou moins. Cabossé, sévèrement montant. Ou bien plat. Je veux les courir bien. Je veux dire, en conscience. Préparée. Fluide. Je veux y apporter des images, compagnons de mes foulées. Mon carburant c’est la passion. Je ne progresse bien qu’à grands coups d’affectif. Détour en montagne Ma préparation commence par un plein d’émotions. Quarante-quatre ans mère de cinq enfants, indépendante, je mène ma vie seule depuis quelques années. J’ai longtemps placé un couvercle sur mes désirs de sport. Vouloir atteindre des objectifs, quand on est une mère de famille nombreuse, dans certaines sociétés traditionnelles claquemurées dans un schéma familial stéréotypé, cela perturbe. Je veux donner à mes enfants l’exemple d’une mère libre de vouloir et de faire. Je n’ai pas de rêves odieux d’égoïsme. Je veux respirer les cimes, courir quelques chemins, rencontrer les gens et raconter les paysages, donner le gout de l’effort, des envies simples, montrer aussi qu’un objectif même modeste se prépare et qu’il ne se prépare bien que si on le désire fort. Il faut parfois attendre que l’envie pleine et entière torde le coeur ou encore que l’emploi du temps si chargé veuille bien dégager une lucarne de possible. Des années à attendre peut-être, et ce n’est pas bien grave. Désirer c’est déjà être volontaire et cela suffit à s’enrichir un peu. Je suis libre en ce début d’été. Avantage de parent séparé. Je n’ai pas mes enfants. J’ai rendu l’essentiel de mes travaux d’édition et l’année fut laborieuse. Je veux prendre l’air. Quand papa m’a demandée il y a quelque temps ce qui me ferait plaisir, je lui ai dit. Pas d’hésitation. Aucune. C’était un besoin, presque viscéral. La montagne papa. Emmène-moi en montagne ! Et papa m’a offert la montagne. Je n’ai aucune expérience de la haute montagne. J’ai pourtant l’impression d’y être chez moi. Je ne respire bien que sur un sentier. C’est papa qui nous y emmenait. « Mais attendez-moi ! » Souvent se plaint Sophie. Bien fol est qui s’y fie. N’empêche que mes chaussures elles étaient trop petites. Et que mon orteil meurtri, mes talons fleuris d’ampoules, mon caractère et moi, on a crapahuté. Du Ventoux à la Savoie en passant par le Mercantour. J’ai des opercules fossiles encore plein les poches. Un jour j’irai courir la vallée des merveilles et ce sera fluide, lumineux et débordant d’images d’avant. Du Mont-Blanc au Grand Paradis Papa a 70 ans passés. Il connait la montagne et il en a vu des sommets. Mais il est prudent. Il a loué les services d’un guide et moi je me laisse conduire. Le Mont Blanc fait des caprices en cette saison de canicule. Il recrache des pierres par paquet et la moraine libérée de sa glace canarde dans le couloir du Goûter. Nous avons emprunté le tramway du Mont-Blanc pour nous acclimater et là-haut, depuis le nid d’aigle, le glacier de Bionnassay gronde craque et tonne sous l’effet d’un thermostat tout déréglé. Et cela fait peur à voir ; la montagne soupire et implore et une Alouette inquiète fait des ronds dans le ciel. La première benne nous transporte à l’aiguille du midi. C’est tout plein de japonais. Ils ont sorti la doudoune de duvet les lunettes de glacier et même l’altimètre au poignet. Mais ils ont gardé les mocassins pour être à l’aise et un peu chics et puis le parapluie pour se protéger du soleil. Ils resteront derrière la barrière. Réservé aux alpinistes. Nous passons. Le monde est là. A nos pieds. Et c’est grandiose à faire pleurer. La traversée est facile jusqu’à la pointe Helbronner, mais elle est splendide. La vallée blanche est un joyau et je me laisse bercer au rythme de la cordée. C’est simple, délié, élémentaire. Respire. Le glacier du Géant crevasse sous le soleil radieux du début du jour et la glace frappée de cosmique ourle de bleu d’azurite toutes les déchirures de cet océan blanc. A peine une mise en bouche. Je regarde avec envie les cordées qui s’élèvent vers le Mont Blanc du Tacul et les grimpeurs des aiguilles. Un jour j’irai. Le tunnel du Mont Blanc avale toute la neige. Côté italien. Minéral. Si le val d’Aoste sait être austère, il est aujourd’hui éclaboussé de couleurs. Le Ruitor domine la vallée de La Thuile. Ce soir nous dormons au refuge Deffeyes afin d’aborder le glacier au petit matin. Le sentier des cascades est un ravissement. Les eaux du Ruitor dégringolent en furie et un chemin pavé de larges pierres surfe les déferlantes dont les milles gouttelettes projetées dans l’espace dessinent des ponts chromatiques. Deux arcs entre deux rives, et sur les berges ça fleurit de rhododendrons rose. La montée est facile. Je discute avec le guide, nous parlons de sommets, de nos courses, lui en crampon et piolet et des miennes, en baskets sur les sentiers. Nous abordons le récit de nos vies aussi ; la montagne noue des liens que la ville défait. Le Ruitor se négocie depuis la moraine. De nuit, la trace est brouillonne. Il a fait chaud et la glace est mauvaise. Il faut marcher une bonne heure de pierraille avant de chausser les crampons. Ne pas trainer. La neige n’a même pas gelé cette nuit. La tête du Ruitor déroule une langue longue et molle. Elle se crevasse sur les côtés, et tout droit dans une pente d’un air de rien, encordés d’une grande longueur nous marchons longtemps vers la grande cuvette du sommet. Les ponts de neige sont visibles. Il arrive qu’une jambe fasse céder un demi-mètre de glace et parfois, au fond d’un trou que l’on enjambe, maintenant que le jour est revenu, avec une belle lumière rasante de matin d’été, on devine dans un éclat tout le mystère un peu troublant du ventre bleu du glacier blanc. La vue est dingue. Depuis ses 3486 mètres, surmonté d’une vierge enrubannée de fanions à prière, le sommet embrasse un 360 somptueux sur tout le